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Sud Ouest

L’enfance d’Edgar, voisin juif de Hitler

De 5 ans à 15 ans, et son départ d’Allemagne, Edgar Feuchtwanger a vécu à Munich avec sa famille juive, juste en face du domicile d’Adolf Hitler. Il est venu témoigner à Pessac (33)


Par Christophe Lucet


Il marche à pas lents, appuyé au bras de sa fille Antonia, vers le cinéma Jean-Eustache, à Pessac (33), où le public du Festival du film d’histoire l’attend pour la projection. Edgar Feuchtwanger, 94 ans, n’a pas hésité à quitter Londres, où il coule « une vie typiquement anglaise », pour offrir le témoignage de son enfance si singulière. Ce fils d’une famille juive assimilée de Bavière n’a-t-il pas vécu dix ans à Munich, face au domicile d’Adolf Hitler, regardant de ses yeux d’enfant puis d’adolescent l’ascension du Führer ?


"Je n’ai jamais pu oublier"


En 2013, il avait pris un autre avion, cette fois pour la capitale bavaroise. Devant la caméra de Bertil Scali, il en avait arpenté les rues, confrontant ses souvenirs si vifs aux divers lieux d’une ville quittée pour toujours en 1939. « On m’a si souvent questionné que je n’ai jamais pu oublier ces années mais j’avais une profonde réticence à en parler, c’était trop déplaisant », confie le vieil homme.

Pourtant, lorsque l’écrivain et journaliste français, rencontré vingt ans plus tôt, a réitéré le projet de lui faire déployer ses souvenirs pour un livre et un film, Edgar était prêt.


L’Allemand dont tout le monde parle


Du nouveau sur Hitler ? « C’est ce que les éditeurs voulaient mais ce qui fait la valeur du témoignage, c’est l’émotion qui s’en dégage », souligne Bertil Scali. Rédigé comme un journal, l’ouvrage devient, sous la caméra, une longue promenade mémorielle où se détache l’image de ce voisin improbable, « et qui portait la même moustache noire que papa ».

Hitler n’est pas encore chancelier quand la famille Feuchtwanger découvre que l’Allemand dont tout le monde parle a emménagé dans un vaste appartement de l’immeuble d’en face. Le chef nazi a choisi les beaux quartiers de sa chère Munich pour étrenner son nouveau statut. On est au tournant de 1930.


"Il nous a salués d’un air aimable"


« Vêtu d’un imperméable mastic, il sortait en individu ordinaire, saluait les passants en soulevant son chapeau. On ne voyait pas encore le ballet des limousines et des SS, il était abordable et, un jour où je passais avec ma gouvernante, il nous a salués d’un air aimable », se souvient Edgar.

"La judéité n’avait pas d’importance pour nous, jusqu’à ce que Hitler la dénonce"

Les Feuchtwanger sont juifs. Cette famille d’intellectuels aisés – le père d’Edgar est éditeur, un oncle est avocat du compositeur et chef d’orchestre Richard Strauss – a beau être assimilée à la bourgeoisie munichoise, elle va vite découvrir le danger qui la menace. « La judéité n’avait pas d’importance pour nous, jusqu’à ce que Hitler la dénonce », confie Edgar.


L’oncle écrivain doit fuir


Circonstance aggravante : l’oncle Lion Feuchtwanger, écrivain allemand très connu, est un farouche opposant au futur dictateur, qu’il ridiculise dans un de ses romans, « Erfolg » (Succès), devenu depuis un livre culte en Allemagne. « Si Hitler avait pu deviner qu’en face de chez lui vivait une famille liée à cet homme, je ne serais pas là pour en parler. » Lorsque Hitler devient chancelier, en janvier 1933, Lion Feuchtwanger doit fuir. « Il a profité d’un congrès d’écrivains à l’étranger pour se réfugier en France, à Sanary-sur-Mer, près de Toulon. »


La revue "Das Wort" avec Bertold Brecht


L’oncle va continuer la lutte en lançant, avec d’autres émigrés allemands dont Bertolt Brecht, une célèbre revue pacifiste antinazie, « Das Wort » (1936). C’est de l’étranger qu’il verra le détournement par la propagande nazie d’une de ses nouvelles, « Le Juif Süss », dont Joseph Goebbels tirera une grande fierté. "Mon père se sentait tellement de culture allemande qu’il n’imaginait pas devoir tout abandonner"

Malgré l’exil de l’oncle et la montée de l’antisémitisme, la famille est restée à Munich. « Mon père se sentait tellement de culture allemande qu’il n’imaginait pas devoir tout abandonner, raconte Edgar. En dépit de la multiplication des exactions antijuives, il pensait pouvoir continuer à vivre comme au ghetto, dans un modus vivendi. Chassé de sa maison d’édition, il était devenu, en 1935, conférencier et journaliste pour une revue juive. »


Quand Eva Braun bronzait sur la terrasse


C’est ainsi que le garçonnet, qui a 8 ans lorsque Hitler accède au pouvoir, continue de voir le Führer aller et venir dans cette ville de Munich qu’il préfère à Berlin. « Son photographe, Heinrich Hoffman, vivait dans le quartier et les bonnes bavaroises catholiques se plaignaient quand Eva Braun [la maîtresse cachée de Hitler, NDLR] bronzait torse nu sur la terrasse. » Hitler dans son transat, au restaurant avec les caciques du parti nazi, discutant avec Ernst Röhm, le fondateur de la SA : les scènes marquent l’adolescent. Sur ses cahiers d’écolier pieusement conservés, il montre les croix gammées que son institutrice zélée faisait dessiner aux enfants.


Un avocat juif traîné en place publique


« Personne ne pouvait deviner ce que serait le monde mais nous savions qu’une chose très grave arrivait. » L’air devient irrespirable pour les juifs munichois lorsque l’un d’entre eux – un avocat bien connu des Feuchtwanger et qui a eu le front d’aller protester dans un commissariat – est traîné dans les rues par les policiers nazis avec un écriteau autour du cou.


« Mon père a été arrêté, envoyé au camp de concentration de Dachau, proche de Munich »


Et quand survient la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, vaste pogrom antijuif à travers l’Allemagne, la foudre s’abat sur la famille : « Mon père a été arrêté, envoyé au camp de concentration de Dachau, proche de Munich ». Sa bibliothèque disparaîtra dans les flammes des autodafés. Il est pourtant relâché au bout de six semaines, affamé, brisé mais vivant, n’ayant plus d’autre but que de fuir, mettre sa famille à l’abri.


Exilés en Angleterre


« Nous sommes partis en Angleterre et il a fallu, pour obtenir le visa, trouver 1 000 livres sterling, ce qui était une très grosse somme », se souvient Edgar. Sa tante Martha a pu s’enfuir par les Pyrénées, avec Alma Mahler, l’épouse du compositeur viennois. Lion, interné en France, a été libéré sur intervention d’Eleanor Roosevelt, l’épouse du président des Etats-Unis, qui l’a reconnu sur une photo du camp.

Le père d’Edgar, lui, ne survivra pas très longtemps à son exil londonien. Devenu historien, sans doute par atavisme familial, Edgar s’interroge toujours sur ce qui a pu conduire Hitler dans la folle spirale qui a engendré la Seconde Guerre mondiale. « Il voulait un total renversement des valeurs. Que le mal soit son bien ».


UN BEST-SELLER MONDIAL ET UN DOCUMENTAIRE


« Hitler mon voisin », c’est d’abord un livre (éd. Michel Lafon, 2013) du journaliste, écrivain et éditeur Bertil Scali. Sa première rencontre avec Edgar Feuchtwanger remonte à 1992, à Londres, lors d’un reportage pour « VSD ». Sorti en poche (J’ai lu), le récit a été traduit en treize langues et diffusé dans plus de trente pays. Bertil Scali en a tiré un documentaire, « Hitler mon voisin. 1929–1939, souvenirs d’un enfant juif », avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Il a été projeté dans le cadre du 29e Festival du film d’histoire de Pessac. Pour l’heure, il n’est ni programmé à la télévision ni disponible en DVD ou VOD en France. En revanche, on peut le commander sur Amazon USA.


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